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La tempête faisait rage sous mon crâne depuis un long moment déjà, et j’étais seule, allongée dans une position inconfortable. Je roulai sur le coté pour me mettre sur le ventre et ouvris les yeux ; j’étais sur un sol caillouteux et inégal. Je me redressai sur les mains et mis un genou à terre. A première vue j’aurais dit que mon environnement ressemblait à l’image que je me faisais d’une grotte, mais plongée dans la pénombre je n’étais sûre de rien. Je m’appuyai contre une paroi poisseuse et glissante pour me relever entièrement, alors qu’une odeur nauséabonde parvint à mes narines. L’air étouffant charriait des bruits lointains de vie sauvage. Je portai une main à ma tête puis à mon nez ; elle sentait le sang. Ce salaud d’Erick m’avait laissée ici, pensant que j’allais crever comme une chienne ! Je le maudissais de toutes mes forces lui et tout ce qu’il avait engendré. Qu’il aille au diable ! Ses pensées ne me réconfortèrent guère et d’un pas mal assuré je sortis de la grotte. L’obscurité était tombée telle une chape de plomb sur le paysage que je découvrais. La lune éclairait faiblement une plaine boisée, parsemée ci et là de prairie et de champ. Je pouvais deviner quelques maisonnées regroupées en contrebas d’une falaise, de l’autre coté de la vallée ; de la fumé devait s’échapper de leur cheminé et de faibles lueurs vaciller aux fenêtres. Etait-ce le monde d’Erick ?
Je regardais à mes pieds et constatai, à la clarté de la lune, et avec découragement, que j’étais sur une corniche située à des dizaines de mètre au-dessus du sol. J’inspectai les bords à la recherche d’un chemin, mais je ne trouvai rien. Au bout d’un long moment d’hésitation je finis par balancer mes jambes au-dessus du vide, pour me saisir d’une large saillie dans la roche. Je ne tenais pas à moisir ici en attendant qu’un prince charmant me ramène chez moi.
Je n’avais, pour ainsi dire, jamais pratiqué de sport qui ressemble de près ou de loin à de l’escalade en pleine nature, je devais donc évoluer lentement, m’assurant un appui sûr à chaque nouveau geste, car je n’avais aucune envie de finir aplatie contre les rochers en contrebas qui dressaient leurs arrêtes coupantes et menaçantes vers moi. Oui, malgré la pénombre je n’imaginai sans aucun mal ce qui m’attendait en bas. J’avais la trouille de regarder sous mes pieds. La clarté de la lune me permettait d’y voir suffisamment pour choisir mes prises. Je redoutais le pire à chaque fois que mon pied trouvait une nouvelle encoche, mais je ne pouvais plus faire machine arrière. L’humidité de la nuit rendait la poussière rocheuse collante et je dus m’essuyer les mains plusieurs fois sur mon jean avant de poursuivre de peur qu’elles ne glissent sur la paroi.
Cela faisait une éternité à présent que j’étais agrippée au-dessus du vide, et je devais avoir parcouru une centaine de mètre. Mes muscles étaient aussi raides que du bois, et mon épaule blessée ne me facilitait pas la tâche ; je sentais mes forces décliner inexorablement. Alors ce qui devait fatalement arriver, arriva. Mon pied glissa sur une pierre roulante et mes doigts ne furent pas assez rapides pour attraper la prise suivante. Je glissais contre la paroi, m’écorchant tout le corps jusqu’au sang. Mon chemisier finit par s’accrocher sur une arrête et pendant un instant ma course effrénée vers la mort ralentit. Néanmoins, les tissus trop fragiles ne résistèrent pas longtemps sous mon poids. Je tendis mes mains, essayant désespérément de me raccrocher à quelque chose ; ce geste me sauva sans doute la vie car mes mains trouvèrent une grosse pierre plate. La panique s’empara de moi, si j’avais stoppé ma chute momentanément je n’en étais pas moins sortie d’affaire : suspendue par une seule main je pendais lamentablement dans le vide. Et pour couronner le tout je sentis à nouveau du sang couler le long de ma tête jusque dans mon cou. Je fis un effort surhumain pour attraper la pierre avec mon autre main et stabiliser ainsi le mouvement de mon corps. Des étoiles vrillèrent devant mes yeux, ce n’était pas le moment de perdre connaissance ! Je savais que je ne tiendrais pas longtemps, les crampes agressaient tous les muscles de mon corps et mes pieds glissaient toujours contre la paroi, incapables de trouver appui. La peur de mourir refit surface et ma courte vie défila dans ma tête ; j’avais tout perdu il y a déjà tant d’année, alors à quoi bon ? Mes mains lâchèrent prise.
Mes pieds touchèrent plus rapidement le sol que je ne l’aurais pensé. A bout de force je tombai à genou sur la petite corniche qui m’avait sauvée d’une fin atroce. Je roulai sur le dos et fermai les yeux pour calmer ma respiration saccadée. Il s’en était fallut de peu ! Après un long moment, je me sentis suffisamment apaisée pour risquer un coup d’œil vers le bas. Avec soulagement je constatai qu’il ne restait plus qu’une trentaine de mètres à descendre. Tout mon corps me lançait, mais un regain d’énergie me permit d’entamer la fin de ce maudit parcours, avec un peu plus d’optimisme. Je redoublai de vigilance, vérifiant toujours deux fois l’état de mes prises avant d’y peser tout mon poids. Il me fallut presque autant de temps pour effectuer ces trente mètres que pour les cent premiers. Mais j’avais décidé de remettre à plus tard l’option de me rompre le coup. Le deal était d’arriver en bas, en un seul morceau.
L’aube pointait le bout de son nez quand je posai enfin un pied sur l’herbe fraîche de la prairie. Je me laissai choir sur le dos, et fermait les yeux, à la fois heureuse d’être encore en vie, mais également furieuse contre Erick. Pourquoi m’avoir entrainée dans son monde pour m’abandonner si vite ? J’arrachai une touffe d’herbe et frappai rageusement le sol. Au bout d’un moment je me relevai pour constater les dégâts. Mon épaule s’était remise à saigner. Mon chemisier, qui n’en avait plus que le nom était en lambeau, laissant apparaître les éraflures que m’avait laissées la roche. Certaines étaient profondes et continuaient de saigner. Mon jean était déchiré au niveau de mes genoux qui n’étaient pas en meilleur état, et mes mains étaient en sang. Après ce bilan désastreux, je décidai de m’oublier un instant pour me concentrer sur mon environnement. Les premiers rayons du soleil perçaient au-dessus de la cime des arbres qui entourait la vallée. Une douce lumière orangée caressait la forêt qui venait jusqu’au pied des falaises, tandis qu’en contrebas elle s’élargissait en un large demi-cercle. Les terres semblaient cultivées, et au loin je crus apercevoir le bout d’un enclos avec quelques bêtes.
L’air était d’une pureté incroyable et les couleurs éclatantes. Je me surpris à respirer à plein poumons avec délice. Des odeurs variées arrivèrent jusqu’à mes narines, sans que je puisse les reconnaître L’herbe était d’un vert vif et flamboyant, le vent d’une douceur improbable, et le ciel se parait d’un dégradé flamboyant jusqu’à un bleu azur comme je n’en avais jamais vu. J’étais bien loin de ma Cité verdâtre et malade. Cet univers semblait transpirer d’une énergie débordante.
Revigorée, je me dirigeais vers la lisière de la forêt. D’où j’étais, il me semblait entendre le bruissement lointain de l’eau, ce qui décupla ma soif. J’avançais avec difficulté, pour traverser l’étroite bande que formait la vallée à cet endroit, mes ballerines noires glissant sur la rosée que le petit matin avait déposée sur l’herbe. Dans le sous-bois les odeurs étaient encore différentes. Mes pieds s’enfonçaient dans l’épais tapis de feuilles et de brindilles qui jonchaient le sol. Je tendis l’oreille et me laissai guider par le bruit du courant d’eau. A plusieurs reprises de petits rongeurs détalèrent devant moi pour se réfugier sous les taillis. A chaque fois je sursautai, portant une main à mon cœur qui battait la chamade. C’est donc avec prudence que j’approchais de la rivière. L’eau était si limpide que je la fis couler pendant de longues minutes à travers mes doigts pour bien l’observer. De temps en temps un poisson venait frétiller près de la berge pour repartir aussitôt et se laisser porter par le courant. Ce monde était si curieux et déroutant. Je pris mon temps pour laver le sang de mes bras et mes mains, et bus de grande gorgée d’eau. Le liquide frais me fit l’effet d’un baume apaisant. Épuisée je m’allongeais sous l’ombre des arbres, à coté du cours de la rivière, en laissant une main dans l’eau. Puis je fermai les yeux et me laissai bercer par ces bruits si nouveaux et tellement apaisants.