mercredi 28 août 2013

Horizons - Episode 8 revisité


- J’ai une question…, murmuré-je.
- Oui ?
- Que faites-vous ici ?

Je tourne la tête pour le regarder. Même si je lui donne tout juste la vingtaine, il a les traits d’un homme mature et réfléchi. Je suppose que, comme la plupart d’entre nous, de nombreuses épreuves l’ont marqué au fer rouge. Je le sens un peu sur ses gardes suite à ma question.

Il souffle sur les mèches qui lui balayent le front et se décide à me répondre :
- Nous tentons de survivre.

Son regard fuit le mien, je suis sûre qu’il y a autre chose.

- Sérieusement. Que faites-vous dans cette ville, armés comme vous l’êtes ? Répond-moi franchement.
- Eh bien...

Il jette un coup d'œil à Tim. Je sens qu’il hésite à me donner des explications :
- Ça ne va pas lui plaire, mais tant pis. Il n’a pas vu ce que moi j’ai vu, alors, contrairement à lui, je pense que nous pouvons avoir confiance en toi.

Après une courte pause, il se tourne à nouveau vers moi :
- En fait, nous sommes ici en patrouille. Nous... il y a une petite cité souterraine dans le coin et nous veillons à sa sécurité.
- Une cité souterraine ? Ici ?

C’était donc de ça dont il parlait un peu plus tôt. Voilà qui explique bien des choses. La flamme de l’espoir se ravive au fond de moi. Et si…

- Oui, des survivants de la ville ont trouvé refuge dans les réseaux de transports et les égouts, il y a près d’un an maintenant, continue Khenzo qui ne s’est pas aperçu de mon trouble. Ils les ont aménagés pour pouvoir y vivre. Dit comme ça, ça ne donne pas très envie d’y aller, mais, en vérité, c’est plus confortable que bien des endroits où j’ai vécu.
- Comment ont-ils fait pour échapper aux patrouilles du PPNG ? Ce n’est plus qu’une question de temps pour que la région tombe totalement sous le contrôle de Macrélois.
- Disons qu’ils ont trouvé un système de protection qui s’est avéré efficace jusqu’à présent. Mais je ne me fais pas d’illusions. Les forces du PPNG ne cessent de grossir. Tôt ou tard, ils devront soit se soumettre, soit partir.

Sa conclusion parait bien fataliste. Et pourtant, c’est une réalité. En territoire conquis, il n’y a pas trente-six solutions. Khenzo vient de citer deux d’entre elles. La troisième et dernière consiste à mourir. Le passé remonte à la surface une fois encore, mais je décide de m’intéresser un peu plus à l’homme qui m’a tendu la main aujourd’hui :
- Et toi, d’où viens-tu alors ?
- Moi ?

Khenzo me regarde avec un sourire que je n’arrive pas à interpréter, avant de poursuivre :
- Après la Rupture et la chute de Paris, je me suis retrouvé plus ou moins seul. J’ai pas mal vadrouillé dans le nord-ouest de la région, sans véritable accroche, et il y a presque neuf mois, j'ai rencontré Tim et son groupe. Depuis, nous voyageons ensemble. Et après avoir parcouru de nombreuses villes, nous avons atterrit ici. Ça fait deux mois que nous assurons la sécurité de la cité, en échange de quoi nous avons un endroit où dormir lorsque nous ne sommes pas chargés de patrouiller et nous avons droit à des rations hebdomadaires…
- Tu as perdu ta famille pendant la Rupture ? demandé-je après un long silence.
- Non… Ni pendant la guérilla parisienne. J'ai été élevé dans un CPEA.

J'assimile ce qu'il vient de me dire tout en enregistrant sa physionomie : grand, un mètre quatre-vingt-dix à vue d’œil, des cheveux bruns en bataille, des sourcils bien dessinés qui assombrissent de grands yeux noisette, une barbe de deux jours sur les joues, de larges épaules, une musculature que je devine puissante sous son blouson en cuir et son pantalon en toile. Il a un beau visage malgré des traits tirés par la fatigue et la faim. Son attitude calme et déterminée dégage quelque chose d’agréable. Sabrina l’aurait sûrement trouvé bel homme. Je souris tristement en repensant à ma meilleure amie et concentre mes pensées sur un sujet plus important : si les habitants ont réussi à se cacher du PPNG aussi longtemps, il y a peut-être un espoir… je dois m’y accrocher. Je n’ai pas le choix.

- C’est vraiment Tim qui dirige votre groupe ?
- Oui. Pourquoi cette question ? demande-t-il d’un air surpris.
- Ce n’est pas vraiment la sensation que j’ai eue tout à l’heure.
- Je te déconseille de lui tenir tête comme je l’ai fait, reprend-t-il sur un ton plus sec. Il serait capable de tuer.
- Qu’il essaye, je l’attends de pied ferme.
- Il n’essayera pas, il le fera.

Il paraît bien sûr de lui. La curiosité me pousse à poser quelques questions sur leur relation.

- Qui est-il exactement pour toi ?

Le jeune homme se détend un peu et lâche un soupir :

- Plus qu’un simple chef de groupe, c’est certain. Par moment, j’ai l’impression que je pourrai presque le considérer comme un père.
- Et lui te considère comme son fils ?
- Je ne sais pas trop. Peut-être. En tout cas, il ne laisserait personne d’autre lui parler sur ce ton. Tim aime avoir le contrôle de la situation et, d’après lui, les sentiments sont une entrave au bon exercice de sa fonction. C’est quelqu’un de bien, malgré son air d’ours des cavernes, et je sais que, s’il le fallait, il n’hésiterait pas à donner sa vie pour sauver l’un d’entre nous.

Cela ne m’étonnerait pas que Tim ait perdu un fils qui ressemble plus ou moins à Khenzo. Ça expliquerait son indulgence vis-à-vis du jeune homme, qui ne s’est pas gêné pour remettre en question son autorité, et ce devant tout le monde. J’observe discrètement les compagnons de mon interlocuteur. Même s’ils paraissent détendus, je surprends quelques regards soupçonneux à mon égard. Et je les comprends. Ils n’ont aucune garantie sur mes intentions, si ce n’est ma parole et celle de Khenzo qui a – je ne sais pas vraiment pourquoi – décidé de me faire confiance. C’est peu. Je ne peux pas en vouloir à Tim d’être méfiant.

L’homme assis à mes côtés est retourné dans son mutisme. Il fixe le sol entre ses pieds, perdu dans ses pensées. Camélia, quant à elle, s’est à nouveau assoupie, serrant le bras de son épaule blessée contre sa poitrine. De manière générale, elle et ses compagnons portent tous des vêtements usés, déchirés, rapiécés. Quelques pièces renforcées, en cuir rembourré ou en métal, protègent leurs genoux, leurs coudes ou leurs épaules. Par exemple, Camélia s’est confectionné de petites épaulettes en cuir et en fer maintenus par un système un peu bizarre, fait de sangles et de boucles. Malheureusement pour la jeune femme, la balle a trouvé une trajectoire évitant la protection pour aller se loger juste à côté du passage de la sangle.

J’examine un peu plus attentivement leur équipement : quelques fusils d’assaut dernier cri, un large panel de semi-automatiques de la gamme HK, des couteaux en veux-tu, en voilà… Je crois même distinguer des brouilleurs de trace thermique au pied d’un baril, mais ils ont l’air endommagés et inactifs. La patrouille du PPNG a sûrement dû déclencher une mini-bombe IEM pour détruire leur matériel. Ce serait bien leur genre.

Plus qu'à passer à un autre personnage d'Horizons !

lundi 19 août 2013

Horizons - Episode 7 revisité


Le rideau de fer a été tiré et un feu brûle vivement dans l’un des bidons, projetant des ombres mouvantes sur les murs. L’air reste âcre, malgré que quelques fenêtres aient été ouvertes pour que la fumée puisse s’échapper. Des barils en métal et quelques cagettes traînent ici et là, mais, en-dehors de ces quelques déchets abandonnés, l’endroit a été vidé de tout son contenu. Plus de la moitié des hommes de Tim se sont réunis autour du feu pour profiter de sa chaleur et discuter. Khenzo se tient en retrait, en compagnie de Camélia qui somnole à ses côtés. Mes deux gardes du corps patientent toujours au pied des escaliers, et Tim est adossé à un mur, surveillant tout ce beau monde. Je suppose que le reste du groupe patrouille dans les environs.

Les deux hommes me laissent passer, sans pour autant me quitter du regard. Je me dirige vers le fond, histoire de m’éloigner le plus possible des ondes hostiles. Camélia dort profondément. Elle transpire un peu moins, ce qui signifie sans doute que la fièvre a légèrement diminuée. Khenzo m’adresse un signe de tête en guise de remerciement. Je lui souris discrètement.

Tim choisit ce moment-là pour traverser le hangar d’un pas lourd et se planter devant moi, l’air furieux :

- Ce n’est pas parce que tu as soigné Camélia que tu dois te croire chez toi ici. Alors prend tes affaires et fous le camp !
- Ce n’est pas la gratitude qui t’étouffe toi !
- Ne fais pas ta maligne avec moi !

Le quinquagénaire m’attrape une nouvelle fois par le col de mon manteau et me colle contre le mur avec violence. Je lâche mon sac sous le coup. Un silence de mort accompagne sa chute. Tous les regards sont braqués sur nous à présent. Il colle son avant-bras sous ma gorge et se rapproche de mon visage. Une veine palpite furieusement le long de sa tempe. Si son regard avait été une arme, je crois que je ne serais déjà plus de ce monde. 

- Tu n’es pas la bienvenue ici. Alors, je ne te le dirais pas trois fois, prend tes affaires et barres-toi ! 
- Je ne suis pas là pour…
- J’en ai rien à foutre ! Ferme-la ! Je t’ai dit de te casser !

Tim resserre son étreinte. Khenzo décide d’intervenir pour nous séparer. Son chef rechigne à me lâcher, si bien que le jeune homme est obligé de l’empoigner de force pour l’éloigner. À se demander qui est vraiment le patron ici. Tout le monde semble craindre Tim et respecter ses décisions, sauf Khenzo. Pourquoi un tel traitement de faveur ?

- Tu fais chier Tim. Elle a sauvé la peau de Camélia et c’est comme ça que tu la remercies ?
- J’aime pas cette gonzesse. Elle va nous attirer des ennuis, je le sens, cracha-t-il en pointant un index accusateur dans ma direction.

Lui et moi, on n’est décidément pas fait pour s’entendre.

- Arrête ta paranoïa. Elle restera ici aujourd’hui, si elle le souhaite. La nuit a été rude pour tout le monde. Alors n’en rajoute pas.
- Non… je…
- Arrête, je te dis !

Khenzo repousse Tim vers le feu et lui fait signe de s’asseoir.

- Les Balayeurs ne sont pas encore venus ramasser les cadavres. Tu veux qu’elle se fasse prendre ? Tu veux qu’ils remontent jusqu’à nous ? Jusqu’à eux ?! (Tim baisse la tête). Si tu veux jouer à ça, on va tous y rester. Alors arrête de nous faire chier.
- Tu m’emmerdes, répond son chef d’un ton cassant.
- Je sais.
- Ce n’est pas à toi de prendre ce genre de décision.
- Certes.

Tim et Khenzo continuent de se disputer quelques minutes pour statuer sur mon sort. Les autres se tiennent à bonne distance des deux hommes, attendant qu’ils prennent une décision. Au premier abord, il me semblait que c’était l’aîné du groupe qui dirigeait tout ce beau monde, mais après ce que je viens de voir, la question se pose. Tim finit par rendre les armes, s’inclinant devant les nombreux arguments de son cadet. Vexé, il se laisse choir sur une cagette.

- Tu sais gamin, mon flair me trompe rarement, conclue-t-il en posant son index sur son nez. Cette fille ne nous apportera rien de bon, je le sais.
- On en reparlera quand tu te seras reposé. Tu auras peut-être les idées plus claires.

C’est presque comique de voir le doyen du groupe se faire rabrouer de la sorte, et je me retiens de ne pas esquisser un sourire. Son regard de braise m’en dissuade et, les bras croisés sur sa poitrine, il continue de fulminer à voix basse.

Khenzo se passe une main dans les cheveux d’un air désabusé, puis revient vers moi. Je n’ai pas bougé, attendant de voir comment les choses allaient tourner. Il s’arrête à mon niveau et me dévisage quelques minutes en silence.

Je finis par prendre la parole :
- Ecoute, j’ai mieux à faire que de m’embrouiller avec un vieillard, alors je vais ramasser mon sac et m’en aller. Ce sera plus simple comme ça.
- Non, je ne pense pas. Les Balayeurs devraient être sur place dans moins d’un quart d’heure. Ça ne te laissera pas assez de temps pour partir d’ici.
- J’en ai vu d’autres, ne t’en fais pas. Je saurais les gérer et les détourner de cet endroit, affirmé-je avec aplomb.
- Il est hors de question de courir ce risque, déclare-t-il d'un ton tranchant. Et puis vu ta tête, une journée de sommeil ne te ferait pas de mal. Ici tu ne risqueras rien, je te le promets.

Je jette un coup d’œil à Tim qui nous épie derrière son air renfrogné. Sans risque, vraiment ?

- Il ne faut pas lui en vouloir, reprend Khenzo qui a suivi mon regard. Tim est un bon chef d’escouade, mais ces derniers jours ont été un peu éprouvant.
- Sans doute.

Ma tête roule en arrière et je me laisse glisser contre le mur pour m’asseoir. Il a raison. Je ne peux pas refuser son offre ; je suis trop fatiguée pour cracher sur quelques heures de sommeil. Les Balayeurs n’excellent pas dans l’art du combat, mais, vu mon état, je risque de ne pas réussir à tenir tête face à une de leurs unités. D’autant plus qu’avec vingt cadavres à ramasser, ça va en faire du monde dans le coin. Je n’ai pas souvent l’occasion de pouvoir souffler de cette manière, autant profiter de celle-là.

Je pose mon front sur mes genoux et passe mes mains dans les cheveux. Ils sont encore humides le long de ma nuque. Je frissonne. La fatigue accumulée me rattrape au galop. Il n’y pas si longtemps que ça, j’étais encore sur les bancs de l’école, réfléchissant aux différents concours que je voulais tenter. À ce moment-là, ce n’est pas vraiment de cette manière que j’imaginais mon avenir. Non. Putain de vie de merde ! Je soupire et jette un œil en direction de Camélia. Réveillée, la jeune femme s’est redressée sur la paillasse et me regarde avec curiosité, les yeux encore rouge de fièvre.

- Comment tu t’appelles ? demande-t-elle, doucement, pour ne pas attiser davantage la colère de Tim.
- Xalyah. Comment te sens-tu ?
- Ça… ça va… Merci. 
- Ne me remercie pas. Tu en aurais fait autant à ma place.

Elle lève un sourcil perplexe. Je ne sais pas comment je dois prendre cette réaction. Khenzo, qui s’était éclipsé, s’agenouille devant Camélia, un thermos en inox dans une main et une pile de timbales en fer dans l’autre.

- Tu veux un peu de café ?
- Je veux bien, lui répond sa compagne.

Il l’aide à s’asseoir et lui sert une tasse d’un liquide noir, bouillant. La jeune femme croise les jambes et tourne la tête vers le corps inerte du défunt Samuel. Ses mains tremblent et ses épaules se crispent sous les sanglots silencieux qui l’étreignent. Je lui aurais bien dit de se rallonger et de rester tranquille, mais je ne me sens pas le courage d’interrompre ses pleurs.

Après avoir fait le tour de ses compagnons – y compris Tim qui boude toujours – Khenzo s’arrête à ma hauteur pour me tendre sa dernière timbale.

- Tu n’en veux pas ?
- J’aurais l’occasion d’en boire plus tard. Prend-la, insiste-t-il en me la mettant de force dans les mains.
- Merci.

Il hoche la tête et s’assoit à son tour à mes côtés. Son regard s’attarde un instant sur Camélia qui pleure toujours en silence. Sa mâchoire se contracte et ses traits se durcissent. Il semble absorbé par d’intenses réflexions que je n’ose pas troubler. Rien de ce que je pourrai dire ne leur ramènera leur camarade. 

- J’espère que tu ne lui en tiendras pas trop rigueur, finit-il par dire. Il a été un peu brutal, mais comme tu as pu l’entendre, nous avons perdu trois des nôtres récemment. Je pense que tout ça le touche plus qu’il ne veut l’avouer.
- Trois ? Mais il n’y a qu’un…
- Un affrontement avec une patrouille du PPNG qui a mal tourné, il y a quelques jours, me coupe-t-il d’un air sombre. Ils sont de plus en plus nombreux dans le secteur. Nous avons réussi à nous replier, mais Dan et Julie y sont restés.
- J’en suis désolée…

Le silence retombe entre nous. Malgré tout, Khenzo ne semble pas disposer à me fausser compagnie. Près du feu, sous l’ordre de Tim, deux personnes se lèvent, puis sortent du hangar par une porte dérobée vers le fond de la grande pièce. Je suppose qu’ils vont entamer leur quart pour surveiller la zone et s’assurer que les Balayeurs ne viennent pas trop fouiner par ici. S’il n’y avait pas ce corps criblé de balles à quelques mètres, le calme apparent et le crépitement des flammes contre les parois rouillées du baril me rappelleraient presque des temps meilleurs. Je ferme les yeux quelques instants.

Aller, c'est parti pour un nouveau personnage !

vendredi 16 août 2013

Horizons - Episode 6 revisité


J’emboîte le pas à Khenzo, qui m’emmène vers le fond du hangar. Un homme est allongé, les bras le long du corps, la poitrine criblée de balles. Son visage est couvert par son foulard, masquant ses traits et sa chevelure. Non loin de lui, une jeune femme aux cheveux blonds, parsemés de mèches turquoise, est adossée au mur sur une paillasse, le côté gauche entièrement recouvert de sang. Son t-shirt a été découpé au niveau de l’épaule et un bandage sommaire, réalisé à l’aide de bandes de tissu déchirées, essaye de contenir le liquide rougeâtre qui s’écoule de la plaie. À ce rythme, elle est condamnée si on ne fait rien. Dans la pénombre, je m’agenouille près d’elle. Ses traits sont livides, ses yeux, rivés sur le cadavre, emplis d’une profonde tristesse. Elle souffre en silence, essayant de se concentrer sur sa respiration pour calmer son angoisse. Une odeur de fer et de sueur m’agresse les narines. Je déglutis et tente de rester impassible.

- Qui es-tu ? me demande-t-elle dans un souffle saccadé.
- Garde tes forces. On fera connaissance plus tard.

J’ouvre mon sac et tends une lampe torche à Khenzo pour qu’il me fasse un peu de lumière. Ce dernier prend place de l’autre côté de Camélia, posant une main rassurante sur son front. Dans ma trousse de premiers soins, que je me suis constituée au fil du temps, je prends un flacon et du coton. Avant toute chose, il faut désinfecter la plaie. Je relève les manches de mon manteau avant d’écarter le bandage pour observer la blessure : le sang ne coule pas à gros bouillon, je suppose donc que l’artère principale n’a pas été touchée.

Je me désinfecte les mains, puis, avec soin, je nettoie la chair endommagée, arrachant des grimaces de douleur à la jeune femme. L’écoulement de sang s’est presque tari lorsque Khenzo lève la torche au-dessus de l’orifice. La balle est bien logée au fond, et son extraction ne sera pas facile. Je fouille à nouveau dans ma trousse et sors une pince que je désinfecte à son tour. Camélia s’agite. Son pouls s’accélère et la sueur perle sur ses tempes.

- Tout va bien se passer, lui dis-je d’une voix douce. Compte jusqu’à trente.
- Pardon ?

Malgré la douleur, elle trouve la force de prendre un air surpris.

- Discute pas et compte.

Elle regarde Khenzo, qui hoche la tête.

- Un, deux…

Après une seconde d’hésitation, j’enfonce la pince dans la plaie à la recherche de la balle. Camélia se contracte et laisse échapper un gémissement.

- Ne t’arrête pas de compter ! Allez !
- Trois… qua… quatre… cinq…

Camélia serre la main du jeune homme. Ce dernier me dévisage curieusement. Les mains légèrement tremblantes, je continue de fouiller la plaie, sous le regard inquiet de Khenzo qui m’éclaire au mieux. Le sang se remet à couler, me gênant pour attraper le projectile. La jeune femme serre les dents et accuse la douleur. Je dois me dépêcher. À dix, je manque ma première tentative. Putain de merde. Camélia me regarde d’un air désespéré alors que je triture un peu plus sa blessure.

- Dou… douze… treize… qua…quatorze…

À dix-huit, mes mains cessent de trembler et j’arrive enfin à agripper la balle. Je la retire d’un coup sec. Camélia blêmit et perd connaissance. Tant mieux ; dans les vapes, elle ne souffrira pas. Satisfaite, j’esquisse un sourire discret, puis j’imbibe un linge propre de désinfectant et nettoie la plaie à nouveau. Ensuite, j’attrape une compresse et des bandages pour lui entourer minutieusement l’épaule. Khenzo prend le comprimé que je lui tends.

- Fais lui avaler ça quand elle reprendra connaissance. Elle supportera mieux la douleur et ça fera tomber la fièvre.
- Merci…
- Y’a pas de quoi. Mais il lui faudra de vrais soins, pour être totalement tirée d’affaire.

Khenzo hoche la tête. En me relevant, je m’aperçois que tout le groupe a les yeux rivés sur nous. Certains me regardent avec méfiance, d’autres avec curiosité. Tim, lui, empeste la haine à plein nez. La diplomatie n’a pas l’air de faire partie des qualités de cet homme. C’est peut-être ça qui les maintient tous en vie. Il n’y a pas de place pour ceux qu’il ne choisit pas lui-même, assurant d’une certaine façon la cohésion du groupe. Et j’ai certainement dû lui faire une mauvaise impression en les espionnant tout à l’heure. Ceci dit, à ma place, il aurait agi de même. Et à la sienne, j’en aurais fait autant également…

- Est-ce qu’il y a un endroit où je pourrais me décrasser ?
- Oui, bien sûr, répond Khenzo alors qu’il tire une fine couverture sur Camélia. Tu montes l'escalier que tu vois là-bas et au fond du bureau, il y a une ancienne salle de bain. Il y a de l’eau, mais elle n’est pas potable.

Je traverse le hangar sous le regard attentif de Tim, qui fait signe à deux de ses compagnons de me suivre. L’un d’eux me barre le chemin.

- Tes armes.

Son ton sec ne laisse aucune place à la négociation. Mon regard balaye le hangar, faisant l’inventaire de leur armement. Je ne suis pas en position de force, ici. Je n’ai pas vraiment le choix pour le moment. Il récupère donc mon fusil d’assaut, mon semi-automatique et mes deux couteaux, puis me laisse passer. Je grimpe les marches quatre à quatre, tandis que les deux hommes se postent au pied des escaliers. La pièce est petite et sale, mais on sent qu’elle est souvent occupée. Quelques magazines, datant d’avant la Rupture, jonchent le bureau poussé dans un coin. Il semble qu’on les ait feuilletés récemment, car aucune poussière ne les recouvre. Un cendrier fraîchement rempli repose sur une étagère, et quelques sacs traînent à côté d’une chaise. Je ne prends pas le risque de regarder à l’intérieur, refrénant mon insatiable curiosité. 

Au fond, la salle de bain est aussi lugubre que le bureau. Les carreaux grisâtres sont en partie défoncés et les joints ont pris une couleur noire, dégoulinants de crasse. La douche à l’italienne spacieuse et le receveur semblent en meilleur état que le reste de la pièce, en-dehors de la vitre, rayée et fendue à de nombreux endroits. Mais je ne vais pas m’en plaindre. Même si ce secteur n’est pas encore sous l’emprise de Macrélois, les points d’eau sont difficiles à trouver depuis qu’il a lancé une vaste opération consistant à réduire l’accès à l’eau courante à la population. Avant toute chose, je me dirige vers le lavabo, pour enlever le sang de Camélia qui recouvre mes mains. Puis je remplis mes gourdes vides, en glissant une pastille effervescente dans chacune d’elles. D’ici une heure, l’eau deviendra potable. Je referme le sachet, en me disant qu’il serait grand temps que je me trouve un fournisseur ; il ne m’en reste plus qu’une vingtaine et ça risque de vite devenir problématique.

Une fois la dernière gourde rangée dans mon sac, je me campe devant le miroir. D’une main, je décrasse la surface lisse pour y observer mon reflet. Les paroles de Tim me reviennent en mémoire : « Quel âge as-tu ? Trente ans ? ». J’esquisse un sourire. Ah, s’il savait… C’est vrai que, depuis la Rupture, j’ai vu et vécu bien des choses. Certaines que j’aurais préférées ignorer. En deux ans, j’ai eu le temps de me forger un masque. Sûre de moi. Fière et forte. Impassible aussi. En toute circonstance. Je soupire, lasse de ce quotidien qui me semble sans lendemain. Il y a des jours où le moral est en berne. Aujourd’hui fait partie de ceux-là. Demain, ça ira mieux. La liberté est incompatible avec la faiblesse. Papa et ses proverbes… Mais celui-là, j’y crois dur comme fer.

J’approche un peu plus mon visage du miroir, jusqu’à ce que mon nez touche la surface froide. J’ai les mêmes yeux gris-vert que ma mère. D’après elle, un héritage qui se transmet de mère en fille. Elle aimait dire que les miens étaient les plus beaux de la famille. Sacrée maman. Si fière de sa progéniture. Ça m’agaçait, avant. Mais maintenant, j’aimerais bien entendre à nouveau sa voix douce, faite pour les compliments. Mes cheveux, quant à eux, ressemblent à un grand champ de bataille. Poussiéreux, ils ont pris une teinte blanchâtre. Et mes traits, tirés et creusés par la faim et la fatigue, renforcent un peu plus l’illusion des années supplémentaires. Une bonne douche me redonnera un peu de vitalité.

Avec des gestes lents, je retire mes vêtements et mon bandage, avant de me glisser sous un jet puissant. L’eau est froide et me donne la chair de poule. D’autres souvenirs déplaisants resurgissent, mais je les balaye d’une main, me frictionnant avec énergie. L’eau, grisâtre, s’écoule difficilement par l’évacuation. Il me faut bien vingt minutes pour nettoyer la poussière et la sueur qui me collent à la peau. La plaie sur ma cuisse me tire encore, mais d’ici quelques jours, ça devrait rentrer dans l’ordre. Une fois propre, je me sèche rapidement avec une petite serviette éponge pour passer des vêtements de rechange : un pantalon marron, un t-shirt blanc, et mes fidèles bottines, qui ont partagé toutes mes galères. J’enfile un veston court, puis entreprends de laver mes autres vêtements. Mon short gris a subi quelques accros lors de mes récents exercices d’endurance, qu’il va falloir que je répare. Le reste a l’air en bon état. Après avoir essoré mes habits, j’endosse mon manteau et rassemble mes affaires. J’inspire un grand coup, prête à retourner dans la grande pièce du hangar.

Pendant les vacances, je papillonne. Et j'aime bien.
Je n'ai donc pas avancé sur Horizons, mais sur l'univers de Louve. M'enfin, j'avais encore quelques illustrations en réserve !