Ce matin, il
faisait beau. Très beau même, avec ciel bleu comme on en n’avait pas vu depuis
quelques temps. Les rayons du soleil caressaient doucement la ville encore
engourdie par une longue nuit sans lune.
Ce matin les
ténèbres avaient cessé de nous étouffer. Devait-on y voir un bon présage ? Nous
aurions aimé y croire, mais l'Ennemi était trop proche de la victoire pour
abandonner maintenant.
Elle s'écarta
de la fenêtre pour aller se préparer.
Aujourd'hui
c'était le grand jour. Et peut-être même le dernier pour elle et tous les
autres. Ils avaient été choisis pour leur détermination et leur soif de
vengeance. Ils étaient le dernier espoir du peuple, la dernière folie du Grand
Oracle avant la fin. Nul ne croyait en leur victoire, pas même eux. Et
pourtant, secrètement, tout le monde espérait qu'un miracle se produise.
Elle enfila sa
tunique et ses hauts de chausse. Les sangles furent ajustées et bien serrées. Ensuite,
elle attacha solidement les lanières de son plastron qui devait la protéger. Puis,
le masque plus décoratif qu'autre chose vint s'ajuster sur son visage, comme
une seconde peau. Elle était fin prête, et n'attendait que son heure.
Les trompettes
résonnèrent à travers toute la cité alors elle s'étira une dernière fois avant
de s'emparer de son épée. C'était une bonne lame, qu'elle avait faite forger
par le meilleur forgeron du comté pour accomplir sa vengeance. Et il était
temps qu'elle s'affranchisse de son devoir.
Elle sortit de
la petite chambre et rejoignit le reste des troupes qui convergeaient vers la
cours centrale où un dernier discours qui ne servait pas à grand chose à part
donner un peu de contenance au Grand Oracle les attendait. Tous avaient
conscience que leur chance de réussite s’était amenuisé avec le temps. Pourtant
personne ne ferait demi-tour, ils iraient jusqu'au bout.
Ils sont ceux à qui on avait tout pris.
Ils sont la souffrance, la colère, la rage
et la haine.
Ils sont la soif du sang de l'Ennemi.
Ce matin, elle
était celle qu'il fallait redouter sur ce dernier champ de bataille.
***
Ce soir, il
faisait sombre. La pénombre avait à nouveau recouvert le Royaume comme une
chape de plomb et la voie lactée était redevenue une illusion. Un nouveau cycle
sans lune venait de commencer.
Ce soir les
nuages opaques nous étouffaient à nouveau dans les voiles du désespoir. Le
répit avait été de courte durée, mais l’Ennemi n’avait pas gagné cette bataille
et avait battu en retraite.
Il se releva,
exténué par la journée sanglante à laquelle il avait pris part.
Aujourd’hui il
avait survécu. Et où que son regard se posât, il ne voyait que des fantômes.
Personne ne semblait avoir survécu à part lui et il maudit le Grand Oracle de
ne pas l’avoir emporté avec sa folie. Même si tous espérait un miracle, lui
n’en attendait aucun. La fin était tout ce qu’il n’avait jamais envisagé.
Il épousseta sa
lame et l’essuya sur la cape d’un cadavre. Ses vêtements avaient pris une
teinte rougeâtre et ses pas résonnaient curieusement sur le sang des morts. Il
remit son masque en place et soupira. La vengeance n’amenait jamais rien de
bon.
Aucune
trompette ne résonna. Aucune défaite ne fut célébrée. Aucune victoire ne fut
célébrée. Seuls les croassements des charognards accompagnaient la fin de ce
sanglant affrontement. Triste jour pour le Royaume et l’Ennemi.
Il parcourut le
charnier indescriptible pour gagner une colline en surplomb. Ce dernier champ
de bataille n’en avait pas été un il comprit que tous ses sacrifices n’avaient
servi à rien. Les prémices d’une nouvelle ère sanglante venaient seulement de
commencer. Une ère qui n’aurait aucune pitié pour les âmes innocentes. Les
armes, la boue et le sang. C’est tout que nous connaîtront à partir de cet
instant.
Ils sont ceux à qui on avait tout pris.
Ils sont la souffrance, la colère, la rage
et la haine.
Ils sont la soif du sang de l'Ennemi.
Ce soir, il
était celui qui avait survécu à ce dernier champ de bataille malgré lui.
***
Alors qu’il
contemplait le charnier que les ombres du crépuscule envahissaient, une
silhouette se détacha de cette masse de chair et de sang. Une silhouette féline
et svelte dont la démarche souple et lente trahissait une grande fatigue.
Une certitude
lui transperça le cœur et l’âme avec la même évidence que le vent caressait la
maigre végétation alentour.
Il ne serait plus jamais seul. Ils ne
seraient plus seuls.
À mesure
qu’elle gravissait la colline, il distinguait plus nettement ces traits. Aussi
couverte de sang que lui, la femme ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans.
Alors qu’elle arrivait au sommet il lui tendit une main gantée pour l’aider à
monter sur la pierre plate.
Pas un mot ne
fut échangé. Pas un regard. Seul le silence de la mort les enveloppait dans un
linceul qui finirait par les étouffer tôt ou tard.
Ils le savaient.
Aucune issue ne
s’offrait devant eux. Aucun retour en arrière ne leur serait proposé. Seuls,
ils porteraient le poids des années d’ingérence de la noblesse. Seuls ils
porteraient la déchéance du Grand Oracle. Seuls ils avaient la tâche d’inverser
le cours des choses.
Les ténèbres
tombèrent enfin sur la plaine. Au loin l’Ennemi se rassemblait pour reprendre
des forces et préparer la prochaine bataille. Il se délectait à l’avance de la Terreur et de la Violence qu’Il
déchainerait à travers tout le Royaume. Il avait attendu tellement longtemps et
voici que la brèche avait été ouverte par un vieux fou.
Ils savaient
que c’était sans espoir. Ils savaient que c’était un affrontement perdu
d’avance. Mais ils n’avaient pas le choix. La dernière tâche qu’ils devaient
accomplir avant de quitter ce monde était de le préserver du Chaos.
***
L’homme qui se
tenait à ses cotés se détourna de la plaine pour regarder en direction du Nord.
Dans la pénombre elle vit ses cheveux voler au vent pour dégager une expression
aussi dure que le fer extrait des Mines du Sud-Ouest.
Une certitude
lui transperça le cœur et l’âme avec la même évidence que l’odeur de la mort leur
nouait les entrailles.
Elle ne serait plus jamais seule. Ils ne
seraient plus jamais seuls.
Tandis qu’il
descendait la colline en direction du Nord, elle observa sa démarche à grandes
enjambées. Bien bâti, il n’en était sûrement pas à sa première campagne malgré
son jeune âge. Elle lui emboita le pas, partageant la même détermination
sanglante.
Pas un mot ne
fut échangé. Pas un regard. Seul le bruit de leur pas sur la terre meuble les
accompagnait dans la nuit noire.
Ils le savaient.
Aucun répit ne
leur serait accordé. Aucune erreur n’était envisageable. Seuls ils
affronteraient tous les dangers. Seuls ils trouveraient des solutions à des
situations inextricables. Seuls ils avaient la tâche de survivre et de réussir
dans l’Enfer qui les attendait.
Un silence à
couper au couteau régnait à l’orée de la forêt qu’ils allaient traverser. L’Ennemi,
dans sa retraite, avait laissé sa marque indélébile. Il répandait déjà les
prémices des atrocités à venir et cette rumeur prenait des allures de mise en
garde machiavélique. Il allumait les premiers feux de la Terreur qu’Il
alimenterait rapidement avec la Violence.
Ils savaient ce
qui les attendait. Ils savaient qu’il n’y aurait que des perdants à la toute
fin. La dernière tâche qu’ils devaient accomplir avant de quitter ce monde
était d’assurer l’Avenir.
***
Les jours et
les semaines avaient passé. Ils avaient écumé toute la Forêt des Plaines, qui
servait d’avant poste à l’Ennemi. À deux ils avaient pu passer aisément à
travers les mailles du filet. Un avantage mince, mais suffisant avec la
configuration des lieux. La
Forêt des Plaines était réputée pour être l’une des plus
denses du Royaume. L’Ennemi s’en était servi pour poster un bataillon de ses
premières troupes.
De petite
corpulence et encore novice dans l’art de la guerre, les créatures du Démon
poussèrent leur avantage du nombre à l’échec. Trop orgueilleuses, elles
affichèrent une assurance sans fondement. Bien mal leur en fît, car en près de
deux semaines, ils les avaient tous éradiqués. Le 11ième Bataillon des Plètres
n’était plus.
Non contents de
leur première réussite, ils poussèrent leur investigation plus au Nord,
longeant le Grand Canyon Solte qui semblait tracer la limite entre le sud et le
nord du Royaume. Une limite entre des températures encore douces et des
températures de plus en plus glaciales. En chemin ils croisèrent quatre
divisions espacées de plusieurs jours de marche. Les affrontements furent
nettement plus courts et nettement plus violents.
***
Alors que la
fin de la bataille contre la quatrième division se profilait, elle reçut un
coup de dague entre les côtes. Le poumon fut évité de peu et la lame ripa sur
l’os. Malgré la douleur et le voile rouge qui s’abattit sur ses yeux, elle
poursuivit la lutte à ses cotés. Elle devait accomplir son devoir et il était
encore trop tôt pour partir.
De son côté, il
assura ses arrières avec plus d’attention. Quand le dernier ennemi tomba sous
les coups, elle s’écroula au sol. Il la porta sur son épaule le restant de la
journée et quand arriva la nuit parmi les ténèbres omniprésente, il s’autorisa
une halte pour allumer un feu. Il soigna sa blessure et la jeune femme se lova
dans ses bras à la chaleur des flammes qui léchaient le bois dans un doux
crépitement.
***
Les batailles
s’enchainèrent plus que de raison. Plus d’une fois il lui sauva la mise. Plus
d’une fois elle lui sauva la mise. Ils n’étaient plus seuls et la confiance
qu’ils plaçaient en l’autre n’avait d’égal que la confiance qu’ils
s’accordaient à eux-mêmes. Ils parlaient peu. Ils se regardaient peu. Pourtant
une étrange relation les liait intimement l’un à l’autre. Sans l’un ils
n’étaient rien. Sans l’autre ils n’étaient rien.
À eux deux ils
avaient éliminé les trois quart des troupes de l’Ennemi. Ils leur avaient
fallut presque un an pour y arriver, mais pour l’instant ils n’avaient pas
échoué et continuaient de progresser toujours plus au Nord. Même après avoir
franchi les frontières du Royaume ils continuèrent d’avancer. Seul comptait
l’Avenir, et l’Avenir n’avait pas de frontières.
***
Alors qu’ils
affrontaient le dernier Bataillon des Velines, autrement appelé la Première Garde Velines, l’élite
de l’Ennemi, il crut vivre sa dernière heure. Une flèche en argent empoisonnée
se ficha dans sa cuisse droite manquant de le faire tomber à la renverse. Son
adversaire le plus proche en profita pour fondre sur lui arme en avant pour
trancher sa carotide. Il l’évita de justesse et la courte lame se planta
profondément dans son épaule. Un autre adversaire se cramponna sur son dos et
lui enfonça son épée dans le flanc.
C’est à ce
moment qu’elle intervint, virevoltant dans les airs comme une panthère des
neiges pour mettre fin aux petits jeux des Velines. Elle les exécuta sans autre
forme de procès. C’était à son tour de le protéger, de panser ses plaies.
***
À l’aube de la
dernière bataille contre l’Ennemi, ils se tenaient côte à côte devant le
Château d’Erolrick. Le dernier rempart avant la fin. Ils savaient qu’il n’y
aurait pas de fin heureuse. Mais pouvaient-ils être plus heureux qu’aujourd’hui ?
Pouvaient-ils être plus heureux sachant qu’ils allaient accomplir leur dernière
tâche avant de rejoindre l’autre côté ?
Leurs mains se
joignirent en une fugace étreinte. Un dernier instant à eux avant de se jeter
dans la gueule du loup.
La lutte fut
terrible. Du sang jonchait le sol de pierre froide. Ils ne savaient pas si
c’était le leur ou le sien. Leurs regards croisèrent celui du Démon. Ses yeux
jaunes se voilaient de rouge et sa respiration rauque, faisait jaillir de sa
gueule des flots de sang.
Ils n’eurent
pas besoin de parler pour se comprendre. Ce petit jeu avait suffisamment duré,
il était temps d’en finir. Dans un même mouvement ils se jetèrent dessus. Les
lames s’entrechoquèrent et déchirèrent la chair et les os.
***
Il rampa
jusqu’à elle. Elle respirait encore et ouvrit les yeux en l’entendant
s’approcher. Alors elle fit l’effort de se redresser pour le rejoindre et ses
bras puissants se refermèrent sur elle.
Sa main caressa
le visage fin de sa compagne. Des larmes coulaient le long de ses joues comme
sur les siennes. Elle essuya le sang qui maculait sa mâchoire et lui sourit.
Il se pencha
alors en avant, s’autorisant ce qu’il s’était toujours interdit jusque-là. Elle
lui rendit son étreinte et leurs lèvres se trouvèrent avec passion.
Il ne serait
plus jamais seul. Elle ne serait plus jamais seule.
Ils sont ceux à qui on avait tout pris.
Ils sont la souffrance, la colère, la rage
et la haine.
Ils sont la soif du sang de l'Ennemi.
Ils sont notre vengeance.